Les équations différentielles sont, sans aucun doute, l’une des branches les plus importantes et les plus fécondes des mathématiques. L’analyse moderne a commencé avec elles au milieu des années 1600, et elles ont été une clé du développement de l’industrie depuis lors. Elles ont trouvé des applications dans toutes les sciences naturelles, ainsi que dans les sciences humaines ; elles ont également été associées au développement d’autres domaines des mathématiques tels que l’analyse de Fourier, la topologie différentielle ou l’analyse fonctionnelle.
Pourtant, pour le débutant, la théorie qualitative des équations différentielles pose des défis conceptuels majeurs ; il n’est pas étonnant que ce ne soit qu’à la fin du 19e siècle qu’elle ait commencé à être développée de manière systématique. Et au fil des années, en enseignant cette matière encore et encore à travers le monde, j’ai souvent trouvé si difficile d’initier les étudiants à l’esprit de cette théorie. Ils pensent que la résolution des équations différentielles consiste à calculer et à trouver des formules ; ils découvrent que nous ne nous soucions pas des formules mais que nous voulons qu’ils dessinent un portrait de phase, une esquisse qualitative de l’écoulement, des petites flèches et des courbes ondulantes. En fait, ces notions peuvent s’avérer fatales !
Il n’est donc pas étonnant que les équations différentielles constituent un défi pédagogique. Parmi des centaines de manuels, seule une poignée a résisté à l’épreuve du temps, dont le plus important est le célèbre cours d’Arnold, véritable héritier de la tradition de Poincaré. Ses explications informelles, ses exemples bien choisis, ses croquis et ses dessins rendent hommage au légendaire sens de la pédagogie de l’auteur. De nombreux cours sur les équations différentielles, dont le mien, sont des paraphrases de celui d’Arnold. Bien sûr, décennie après décennie, la qualité des illustrations s’est améliorée, et les étudiants ont également été encouragés à écrire leur propre code et à recréer par eux-mêmes les propriétés des équations différentielles, de sorte que l’expérience du livre s’enrichit d’activités complémentaires et de combats personnels.
Mais ce livre est d’une nature différente : c’est véritablement un livre, avec tout le travail effectué par les auteurs pour le rendre facile à lire ; mais aussi véritablement interactif. Grâce à plus de 60 expériences intégrées dans le texte, la magie des équations différentielles prend vie de manière simplifiée et sans effort. Chaque concept est illustré et vous permet de jouer avec lui en modifiant les paramètres. En particulier dans la version pour tablette, cela devient vraiment un jeu d’enfant. Vous souhaitez voir le pendule en action : il suffit de l’effleurer pour qu’il se balance dans un sens ou dans l’autre. Vous voulez voir la différence qualitative entre une friction forte et une friction faible : il suffit de faire glisser le bouton pour changer la valeur et recalculer les trajectoires. Que diriez-vous de voir la convergence systématique vers l’attracteur de Van der Pol : il suffit de taper encore et encore directement dans l’espace de phase de l’équation de Van der Pol, et vous verrez le cycle fatidique être dessiné par les innombrables trajectoires. Et pour se rendre compte de la sensibilité aux conditions initiales, quoi de mieux que de contempler la danse de deux points dans l’espace des phases de l’équation de Lorenz, initialement si proches qu’on les distingue à peine, mais jouant bientôt à cache-cache dans les couloirs de l’attracteur labyrinthique.
Bref, jouer et admirer la beauté : ces deux notions sont si fièrement revendiquées par Chazottes et Monticelli, qu’ils n’hésitent pas parfois à présenter des expériences de manière impressionniste, et même à présenter de beaux portraits de phase juste pour la beauté de ceux-ci !
Outre la magie des expériences visuelles numériques, les auteurs ont opté pour un plan très pédagogique, commençant par une galerie d’exemples, puis se lançant dans les équations en dimension un, puis deux, puis trois et plus. En cours de route, les raisonnements qualitatifs sont mis en évidence, les formules plus techniques étant reportées à des notes spéciales qui peuvent être affichées ; et les concepts plus avancés tels que la bifurcation sont abordés plusieurs fois sur divers exemples, avant que des théorèmes généraux ne soient énoncés. Certains des développements modernes les plus célèbres du domaine, datant des années soixante-dix ou quatre-vingt, sont intégrés au reste ; et certaines directions de développements futurs sont esquissées, comme les équations aux dérivées partielles et l’instabilité de Turing, ou la théorie des fractales. Les lecteurs curieux n’auront que l’embarras du choix !
En parcourant tous ces joyaux, en tapotant et caressant la tablette alors que je testais cet ebook, j’ai ressenti une certaine jalousie pour les étudiants qui allaient profiter de cette expérience et voir les équations différentielles prendre vie ; un peu comme j’ai ressenti de la jalousie pour mes enfants lorsqu’ils découvraient la géométrie classique avec GeoGebra. En effet, c’est exactement le même genre d’expérience que vous proposent Chazottes et Monticelli : pas de recette magique pour faire de vous un expert, mais un moyen de sentir et d’appréhender les concepts d’une manière magnifiquement interactive, flexible et ludique.
Cédric Villani
Professeur à l’Université de Lyon Claude Bernard
Chaire d’analyse IHES-Université de Lyon
Membre de l’Académie des Sciences
Médaille Fields 2010