Revenons à l’écologie pour mettre en avant un phénomène étonnant, à savoir le chaos déterministe. Nous verrons d’autres exemples par la suite. Notre but n’est pas d’analyser complètement ce phénomène ici, mais plutôt de montrer à quel point le comportement d’un modèle d’apparence innocente peut être complexe.
Nous modélisons l’interaction entre un prédateur et deux populations de proies concurrentes de la manière la plus simple qui soit. Considérons d’abord les deux populations de proies en l’absence du prédateur. Si $x$ et $y$ désignent leurs densités, alors les taux de croissance $\dot{x}/x$ et $\dot{y}/y$ doivent être des fonctions décroissantes de $x$ et $y$. Ceci conduit à
$$ \begin{cases} \dot{x}=x(1- a_{11} x-a_{12} y)\\ \dot{y}=y(1-a_{21}x-a_{22}y) \end{cases} $$
où $a_{11},a_{12},a_{21}, a_{22}$ sont des paramètres positifs. Nous étudierons ce modèle de compétition plus loin dans cet ebook. Nous voyons que si une population de proies est absente, alors l’autre suit l’équation logistique. Nous ajoutons maintenant l’équation du prédateur et modifions les équations précédentes en conséquence :$$ \begin{cases} \dot{x}=x(1- a_{11} x-a_{12} y-a_{13}z)\\ \dot{y}=y(1-a_{21}x-a_{22}y-a_{23}z)\\ \dot{z}=z(-1+a_{31}x+a_{32} y-a_{33}z) \end{cases} $$
où tous les paramètres sont positifs. Nous obtenons un système avec un espace de phase tridimensionnel. Dans l’expérience numérique suivante, nous prenons$$ a_{11}=a_{12}=1, a_{13}=10, a_{21}=1,5, a_{22}=a_{23}=1, a_{31}=5, a_{32}=0,5, a_{33}=0,01. $$
Nous pouvons observer les caractéristiques suivantes. Après un régime transitoire assez court, la solution, qui est le triplet $(x(t),y(t),z(t))$ des trois densités de population, s’installe dans un régime oscillatoire mais irrégulier qui semble persister. Ces oscillations semblent ne jamais se répéter exactement : le mouvement est apériodique. Géométriquement, on voit que la trajectoire du système remplit une sorte de ‘surface’. Cette surface est assez étrange car elle attire toutes les solutions partant des conditions initiales dans son voisinage qui s’y promènent alors sans fin. Comme nous le verrons, les trajectoires correspondantes ne peuvent pas se croiser (c’est une conséquence d’un théorème général sur les équations différentielles).
Un autre phénomène clé que nous pouvons observer est la «sensibilité aux conditions initiales». Cela signifie que deux trajectoires commençant très près l’une de l’autre vont rapidement diverger l’une de l’autre, et par la suite avoir des futurs totalement différents. Ce phénomène se combine avec un confinement des trajectoires. C’est la combinaison de ces deux ingrédients qui génère le chaos déterministe. En effet, la sensibilité aux conditions initiales seule est plutôt inintéressante. Pensez par exemple au système unidimensionnel $\dot{x}=x$. Choisissez deux conditions initiales positives distinctes $x_0,x_0’$. Il est alors évident que $|x(t)-x’(t)|=|x_0-x_0’| \, \text{e}^t$ pour tout $t\geq 0$. Ainsi, les solutions se séparent les unes des autres à une vitesse exponentielle, mais chaque solution a un comportement trivial (elles tendent de façon monotone vers $+\infty$). Cet exemple peut facilement être étendu à toute dimension.
Il s’agit de notre premier exemple d’attracteur qui n’est ni un point fixe (solution constante) ni une trajectoire fermée (solution périodique). Il est beaucoup plus compliqué, en fait c’est vraisemblablement un ensemble fractal dont la dimension de Hausdorff semble être entre $2$ et $3$, mais personne ne l’a prouvé jusqu’à présent. Il a un volume nul mais une surface infinie !